Certaines n'avaient jamais vu la mer, Julie Otsuka

"Sur le bateau, nous étions presque toutes vierges."

Encore une belle découverte littéraire avec ce deuxième roman de la talentueuse Julie Otsuka. Après Quand l'empereur était un dieu, consacré à une famille japonaise internée pendant la Seconde Guerre mondiale, Julie Otsuka s'intéresse ici plus largement à l'immigration japonaise aux Etats-Unis pendant la première moitié du XXe siècle. Elle en dresse un portrait fin, mi-fresque mi-tableau, toujours dans son style d'épure et d'efficacité.

"Qu'allions-nous devenir, nous demandions-nous, dans un pays aussi différent ?"

Otsuka suit le fil des femmes, qui de jeunes filles mariées par contrat et arrivées très jeunes, deviennent ensuite mères puis grands-mères. Originalité de la narration : il est écrit à la première personne du pluriel (sauf le dernier chapitre ... et pour cause) où le moi se dilue, Certaines n'avaient jamais vu la mer met en résonance les expériences individuelles et collectives avec une maîtrise subtile. Ce "nous" réunit des filles d'horizon très différents dans un destin finalement commun et un unisson presque parfait, esquissant au fil des chapitres un portrait polyphonique au féminin pluriel, empreint d'une mélancolie profonde.

"Sur le bateau, nous ne pouvions imaginer qu'en voyant notre mari pour la première fois, nous n'aurions aucune idée de qui il était. Que ces hommes massés aux casquettes en tricot, aux manteaux noirs miteux qui nous attendaient sur le quai, ne ressemblaient en rien aux beaux jeunes gens des photographies. Que les portraits envoyés dans les enveloppes dataient de vingt ans. Que les lettres qu'ils nous avaient adressées avaient été rédigées par d'autres, des professionnels à la belle écriture dont le métier consistait à raconter des mensonges pour ravir le cœur. Qu'en entendant l'appel de nos noms, depuis le quai, l'une d'entre nous se couvrirait les yeux en se détournant - je veux rentrer chez moi - mais que les autres baisseraient la tête, lisseraient leur kimono, et franchiraient la passerelle pour débarquer dans le jour encore tiède. Nous voilà en Amérique, nous dirions-nous, il n'y a pas à s'inquiéter. Et nous aurions tort."

Le roman est organisé autour de pôles thématiques qui déroulent un fil chronologique. "Bienvenues, mesdemoiselles japonaises !" résonne aussi cyniquement que la déception de ces jeunes filles est grande - le rêve américain avait en effet bien dissimulé son lot de désillusions, tout comme "La première nuit". "Les Blancs" renvoient au quasi-esclavage auquel ces jeunes femmes se trouvent réduites et au racisme ambiant. "Naissances" puis "Les enfants" sont l'occasion de très belles pages sur la maternité ("nous avons accouché"). Les trois derniers chapitres , "Traîtres", "Dernier jour" et "Disparition" reprennent les thématiques du premier roman, mais d'une manière totalement renouvelée. Tour à tour révolté, indigné, attaché, le lecteur est envoûté par cette voix originale de la littérature états-unienne. 

"Tout ce que nous savons c'est que les Japonais sont là-bas quelque part, dans tel ou tel lien, et que nous ne les reverrons sans doute jamais plus en ce bas monde."

Une lecture me rapprochant un peu plus de mon Objectif lune !

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